L’entrevue

La stupeur envahit les occupants de la Muriel 2.

À deux coups de rame à peine du canoë, la Vengeance mouillait au milieu de la passe, là où il y avait le plus de fond. Le grand vaisseau noir émergeant de la bruine offrait un spectacle saisissant avec sa proue semblable à une falaise abrupte, ses voiles couleur de nuit toutes déchirées et ses deux mâts qui se profilaient sur les nuages. Un silence aussi oppressant que le gris du ciel l’environnait. Aucune mouette ne tournoyait autour en quête de nourriture. Les embarcations plus petites qui empruntaient la rivière s’en éloignaient en hâte, préférant courir le risque de s’échouer sur un haut-fond que d’approcher la tristement célèbre Vengeance. Un nuage noir s’était formé au-dessus des mâts, enveloppant le navire entier dans une ombre dense. Accroché à la proue, un drapeau rouge sang orné de trois étoiles noires s’agitait d’une manière sinistre.

Nicko n’avait pas eu besoin du drapeau pour deviner à qui appartenait le navire. Nul autre bâtiment n’était enduit de ce bitume noir et épais qu’affectionnait DomDaniel, et nul autre ne répandait autour de lui une atmosphère aussi malsaine. D’un geste frénétique, il fit signe à 412 et Jenna de ramer à l’envers. Quelques secondes plus tard, la Muriel 2 était à l’abri des regards, au-delà de la dernière courbe de la passe de Deppen.

— Qu’est-ce que c’est ? chuchota Jenna.

— La Vengeance, le vaisseau de DomDaniel. Je parie qu’il attend l’apprenti. C’est sûrement lui que ce sale petit crapaud est allé rejoindre. Passe-moi la longue-vue, Jen.

Nicko approcha la lunette de son œil et vit exactement ce qu’il redoutait de voir. Dissimulé dans l’ombre de la coque noire de la Vengeance, le canoë du Chasseur dansait sur l’eau, vide. On eût dit un nain tassé au pied d’un géant. Une longue échelle de corde le reliait au pont du navire.

L’apprenti s’était bien présenté au rendez-vous.

— Trop tard, soupira Nicko. Il est déjà là. Berk ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Ah, quelle horreur ! L’espèce de chose visqueuse vient de s’extraire du canoë. En tout cas, elle sait grimper à une échelle de corde. Aussi agile qu’un singe, en beaucoup plus laid.

— Tu vois l’apprenti ? murmura Jenna.

Nicko remonta toute la longueur de la corde avec sa lunette et acquiesça de la tête. L’apprenti était presque arrivé en haut de l’échelle quand il s’arrêta et lança un regard horrifié à la créature qui était sur le point de le rattraper. Quelques secondes plus tard, le magog le dépassait à toute vitesse, laissant une traînée de mucus jaune vif sur le dos de sa robe. Le garçon vacilla et faillit lâcher prise, mais il se ressaisit et gravit les derniers échelons avant de s’écrouler sur le pont où il resta un moment étendu sans que personne ne remarque sa présence.

Bien fait pour lui, pensa Nicko.

Décidés à voir la Vengeance de plus près depuis la terre ferme, les trois enfants amarrèrent la Muriel 2 à un rocher et se dirigèrent vers la plage sur laquelle ils avaient pique-niqué la nuit où ils s’étaient échappés du Château. Au sortir de la courbe, Jenna ressentit un coup au cœur : quelqu’un les avait devancés. Elle s’arrêta net et se glissa derrière un tronc d’arbre mort. Nicko et 412 buttèrent contre elle.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lui souffla Nicko.

— Quelqu’un, sur la plage. C’est peut-être un homme de DomDaniel qui monte la garde.

Nicko risqua un œil au-dessus du tronc d’arbre et sourit.

— Il ne vient pas du bateau.

— Q’est-ce que tu en sais ?

— C’est Alther.

Assis sur le sable, Alther Mella contemplait mélancoliquement la bruine. Cela faisait plusieurs jours qu’il attendait là, espérant la venue de l’un ou l’autre habitant du cottage. Il avait des choses urgentes à leur dire.

— Alther ? murmura Jenna.

— Ma princesse !

Le visage soucieux d’Alther s’éclaira. Il se déplaça jusqu’à la petite fille et la serra vivement sur son cœur.

— Comme tu as grandi depuis la dernière fois !

Jenna posa un doigt sur ses lèvres.

— Chut ! On pourrait nous entendre.

Alther eut l’air surpris. Il n’était pas habitué à ce que Jenna lui dise ce qu’il devait faire.

— Personne ne peut m’entendre à moins que je le veuille, la rassura-t-il. Toi non plus, on ne t’entend pas. J’ai dressé un écran sonore autour de nous.

— C’est un tel bonheur de vous revoir, Alther. Pas vrai, Nicko ?

Nicko souriait jusqu’aux oreilles.

— Ça fait plaisir, renchérit-il.

Alther lança un regard scrutateur à 412.

— Voilà encore quelqu’un qui a beaucoup changé. Les garçons de la Jeune Garde sont tous d’une maigreur pitoyable. Je me réjouis de voir que tu t’es remplumé.

412 piqua un fard.

— En plus, il est devenu gentil, expliqua Jenna.

— J’imagine qu’il l’était depuis le début, ma princesse. Mais on n’a pas le droit de se montrer gentil quand on appartient à la Jeune Garde. C’est interdit par le règlement.

412 lui rendit timidement son sourire.

Ils s’assirent sur le sable humide après s’être assurés qu’on ne pouvait les voir depuis la Vengeance.

— Comment vont papa et maman ? interrogea Nicko.

— Et Simon ? ajouta Jenna.

— Ah ! Simon. Il a volontairement faussé compagnie à Sarah dans la Forêt. Il semble que Lucy Gringe et lui aient projeté de se marier en secret.

— Quoi ? s’exclama Nicko. Simon est marié ?

— Non. Gringe a découvert leur plan et l’a livré aux gardes du palais.

— Oh, non ! se désolèrent le frère et la sœur.

— Ne vous inquiétez pas pour Simon, reprit Alther avec une froideur inhabituelle. Il est resté prisonnier du custode suprême durant deux semaines et en est revenu aussi frais qu’un gardon. J’ignore comment il a fait, même si j’ai ma petite idée.

— Que voulez-vous dire, oncle Alther ?

— Oh ! ce n’est probablement rien, ma princesse.

Alther semblait réticent à parler plus longtemps de Simon. Pour sa part, 412 aurait bien voulu lui poser une question mais il trouvait bizarre d’adresser la parole à un fantôme. Enfin, il n’y tint plus et rassembla son courage :

— Euh ! Excusez-moi, mais qu’est-il arrivé à Marcia ? Est-ce qu’elle va bien ?

— Hélas, non, soupira Alther.

— Non ? firent les trois enfants d’une même voix.

— Elle est tombée dans un piège, expliqua Alther en se rembrunissant. Un piège tendu par le custode suprême et le Bureau des rats. Il a placé ses propres rats, ou plutôt ceux de DomDaniel, à la tête de celui-ci. Cette vermine dirigeait le réseau d’espions de leur maître, dans les Maleterres. Ils s’y sont fait une réputation épouvantable. Ce sont leurs ancêtres qui nous ont apporté la peste, il y a de cela des siècles. Des gens peu fréquentables.

— Notre rat coursier en faisait partie ? s’enquit Jenna, déçue. (Elle aimait bien Stanley.)

— Non, non. Les gros bras du Bureau des rats l’ont intercepté et, depuis, on n’a aucune nouvelle de lui. Le pauvre. Je ne donnerais pas cher de sa peau.

— C’est affreux, gémit Jenna.

— En outre, le message destiné à Marcia n’était pas de Silas.

— Je m’en suis toujours douté, affirma Nicko.

— Il émanait du custode suprême. Quand Marcia s’est présentée devant les portes du palais, croyant trouver Silas, les gardes l’attendaient de pied ferme. Ça n’aurait pas posé de problème si elle avait emprunté la passerelle de Minuit au bon moment. Malheureusement, sa montre retardait de vingt minutes et elle avait prêté son talisman. La situation est grave. Maintenant que DomDaniel a récupéré l’amulette, j’ai bien peur qu’il n’ait repris le titre de magicien extraordinaire.

Jenna et Nicko restèrent sans voix. C’était pire que tout ce qu’ils avaient pu imaginer.

— Excusez-moi, glissa 412, très mal à l’aise. (Tout était sa faute. S’il avait accepté de devenir l’apprenti de Marcia, il aurait pu l’aider et rien de tout ceci ne serait arrivé.) Elle est toujours... vivante ? Dites ?

Alther regarda 412 et la bonté illumina ses yeux verts décolorés pendant qu’il se livrait à son habitude tellement déstabilisante de lire dans les pensées.

— Tu n’aurais rien pu faire, mon garçon. Ils t’auraient également capturé. Ils l’ont jetée dans le donjon numéro un, mais...

412 plongea son visage dans ses mains. Le donjon numéro un n’avait aucun secret pour lui.

Alther passa un bras fantomatique autour de ses épaules :

— Ne te tracasse pas. Je suis resté avec elle presque tout le temps et elle s’en sortait bien. Tout bien considéré, elle faisait preuve d’une résistance étonnante. Puis, un jour, je me suis absenté pour m’enquérir de différents... chantiers que j’ai mis en train dans les appartements de DomDaniel, à la tour. A mon retour, elle avait disparu. Je l’ai cherchée partout où j’ai pu. J’ai même mis quelques Anciens - tu sais, de très vieux fantômes - sur sa piste. Mais ils n’ont presque plus de substance et s’égarent facilement. La plupart ont du mal à se repérer à l’intérieur du Château. Qu’ils butent contre un mur ou un escalier récent, et les voilà coincés. Pas plus tard qu’hier, j’en ai sorti un des poubelles de la cuisine. Apparemment, le réfectoire des magiciens s’élevait à cet endroit, il y a plus de cinq siècles. Franchement, malgré toute leur bonne volonté, les Anciens donnent plus de souci qu’ils ne rendent de services. (Il soupira.) Quoique je me demande...

— Oui ? l’encouragea Jenna.

— Il n’est pas impossible qu’elle se trouve sur la Vengeance. Malheureusement, je ne peux pas monter à bord de ce maudit rafiot pour m’en assurer.

Alther était en colère contre lui-même. Désormais, il conseillerait à tous les magiciens extraordinaires de visiter le plus d’endroits possibles au cours de leur existence pour leur éviter pareille déconvenue une fois morts. Mais il était trop tard pour réparer ses erreurs passées. Aussi, autant faire contre mauvaise fortune bon cœur.

Néanmoins, au tout début de son apprentissage, DomDaniel avait insisté pour lui faire les honneurs des donjons les plus difficiles d’accès, une excursion qui lui avait paru aussi odieuse qu’interminable. Sur le moment, il était loin d’imaginer qu’il se réjouirait un jour d’avoir accompagné son maître. Si seulement il avait accepté de se rendre à l’inauguration de la Vengeance... Du temps où il n’était encore qu’un des plus prometteurs parmi les apprentis potentiels, il avait été convié à une fête en l’honneur du nouveau joujou de DomDaniel. Il avait décliné l’invitation au prétexte que c’était l’anniversaire d’Alice Nettles. Les femmes n’étaient pas admises à bord, et pour rien au monde Alther n’aurait laissé Alice seule un jour pareil. Durant la fête, les apprentis potentiels s’étaient battus comme des chiffonniers, causant un grand nombre de dégâts au navire et gâchant du même coup toutes leurs chances d’entrer un jour au service du magicien extraordinaire, ne serait-ce qu’en qualité de balayeur. Peu après, DomDaniel avait proposé à Alther de devenir son apprenti, mais ce dernier n’avait plus jamais eu l’occasion de visiter la Vengeance. Au lendemain de la soirée qui avait si mal tourné, le nécromancien avait conduit le navire à la crique Funeste, un mouillage sinistre et rempli d’épaves pourrissantes, pour l’y faire réparer. Séduit par le site, il y avait jeté l’ancre de façon permanente et en avait fait sa villégiature d’été.

Le petit groupe découragé s’installa sur le sable humide. Dans une ambiance morose, ils mangèrent un reste de fromage ramolli, des sandwichs à la sardine et vidèrent jusqu’à la dernière goutte un flacon de cordial à la carotte et à la betterave.

— Il y a des jours, fit Alther d’un ton pensif, où je regrette vraiment de ne plus pouvoir manger...

— Mais pas aujourd’hui, acheva Jenna à sa place.

— Bien vu !

Jenna sortit Petrus Trelawney de sa poche et lui offrit une pâtée gluante à base de fromage de chèvre et de sardine écrasée. Petrus ouvrit les yeux et considéra la mixture avec surprise. C’était le genre de régal qu’il était habitué à recevoir de 412, Jenna lui donnant généralement des biscuits. Il l’engloutit néanmoins, à part un morceau de fromage qui resta collé à son front et plus tard à l’intérieur de la poche de Jenna.

Quand ils eurent fini de mastiquer leurs sandwichs spongieux, Alther déclara :

— A présent, parlons sérieusement.

Trois visages inquiets se tournèrent vers le fantôme.

— Ecoutez-moi bien. Vous allez retourner immédiatement au cottage de la gardienne. Je veux que vous disiez à Zelda de tous vous emmener au Port demain dès l’aube. Alice - c’est elle qui dirige le bureau des douanes - s’occupe de vous trouver une place à bord d’un bateau. Vous allez partir pour les Lointaines Contrées pendant que je m’efforcerai de débrouiller la situation ici.

— Mais..., protestèrent en vain les enfants.

— Je vous attendrai demain matin sur les quais, à la taverne de l’Ancre Bleue. Je compte sur vous pour être à l’heure. Vos parents partent aussi, de même que Simon. En ce moment, ils descendent la rivière sur ma vieille coque de noix, la Molly. Je crains que Sam, Erik, Edd et Jo-Jo aient refusé de quitter la Forêt. Ce sont devenus de vrais sauvageons, mais Morwenna gardera un œil sur eux.

Un silence maussade suivit les propos d’Alther. Aucun d’eux n’aimait ce qu’il venait d’entendre.

— Ce serait de la désertion, objecta calmement Jenna. Nous voulons rester et combattre.

— Je me doutais que tu réagirais ainsi, soupira Alther. Ta mère n’aurait pas dit autre chose. Néanmoins, vous devez partir sans tarder.

Nicko se leva.

— D’accord, dit-il à contrecœur. Nous vous rejoindrons demain au Port.

— Bien ! Je vous souhaite de rentrer sans encombre. A demain, tout le monde.

Alther s’éleva dans l’air et regarda les trois enfants regagner la Muriel2 en traînant les pieds. Il les accompagna un moment du regard, le temps de s’assurer qu’ils progressaient de façon satisfaisante le long de la passe de Deppen, puis il fila à toute vitesse et au ras des flots vers l’amont de la rivière, à la rencontre de la Molly. Bientôt, il ne fut plus qu’une minuscule tache noire dans le lointain.

C’est alors que la Muriel 2 fit demi-tour et mit le cap droit sur la Vengeance.